The Widowed Witch 北方一片苍茫 de CAI Chengjie

  • Une approche différente du fantastique où loin de s’opposer réalité et surnaturel se reflètent et se complètent mutuellement
  • Un film hautement versatile, qui surprend par ses changements de ton et de style
  • Une réflexion morale sur le pouvoir, magique ou non, et les conséquences de nos actions

北方一片苍茫

Erhao erre avec son mari dans une forêt enneigée. Ce dernier la presse, “Nous sommes bientôt arrivés”. “Où ça ?” s’agace Erhao, “ça fait des heures qu’on tourne en rond”. Tout à coup apparaît la silhouette inquiétante d’un shaman, un magicien qui assure la communication avec les esprits et les dieux dans la culture du nord de la Chine. Erhao s’effondre, et se réveille dans un état semi-comateux chez son beau-frère, où elle apprend que son mari est décédé dans une explosion à laquelle elle-même n’a réchappé que de justesse.

Cette première scène donne le ton de The Widowed Witch, où la réalité et le surnaturel sont indiscernables. Venons-nous d’assister à une hallucination de Erhao, une sorte de Near Death Experience, ou bien à la réalité (“son âme effrayée ne voulait plus revenir”, pour reprendre les termes du shaman) ? Cai Chengjie se garde bien de répondre, et de toute façon la question n’aurait sans doute pas beaucoup de sens pour lui.

Entre drame et satire

La ligne narrative principale est un drame assez simple : Erhao, veuve pour la troisième fois, se heurte à la méchanceté et la bassesse du reste de la communauté, qui loin d’avoir pitié de sa situation semble déterminé à en profiter, que ce soit en refusant de rendre de l’argent emprunté ou en faisant pression sur elle pour obtenir des faveurs sexuelles.

Suite à une série d’événements disons ambiguës, les villageois changent soudainement d’attitude car ils se mettent à croire que Erhao possède des pouvoirs magiques. Après quelques hésitations, Erhao finit par accepter ce nouveau rôle de shaman qui lui redonne de l’importance et une place au sein de la communauté, avant d’être rejetée une nouvelle fois quand elle refuse de mettre ses pouvoirs au service de l’avidité de ses congénères.

Erhao est d’abord réticente à endosser le costume de shaman

L’originalité du film repose en grande partie dans l’alternance entre le mode dramatique et comique dans le traitement de cette histoire. Le comique prend principalement la forme d’une satire sociale, tournant en dérision la mesquinerie, l’avidité et, il faut bien le dire, la franche méchanceté de ses personnages. Envisagé sous cet aspect le film peut être vu comme un lointain descendant de La Véritable Histoire de Ah Q de Lu Xun, satire au vitriol de la société chinoise de la fin de l’Empire et des débuts de la période républicaine. Le personnage de Dawei, entrepreneur malchanceux à la fierté mal placée, rappelle le proverbial et ridicule orgueil d’Ah Q.

Un autre aspect du film est sa dimension fantastique, basée sur le folklore rural, animisme teinté de bouddhisme populaire.

Un rapport différent au surnaturel

Erhao est-elle réellement une sorcière ou bien un imposteur ? Non seulement Cai Chengjie ne tranche pas, mais il semble indiquer que la “sorcière” elle-même… n’en sait rien. Ses soi-disant “miracles” sont en général un mélange de quiproquo et de coups de bluff : alors, exploite-t-elle la superstition et la crédulité des villageois ? Ce n’est pas si simple, car les résultats sont là, les vœux sont exaucés, même si Erhao ne comprend pas comment elle le fait, ça “marche”, et on dirait que c’est tout ce qui compte.

Par ailleurs, Erhao a des “visions” : elle voit des esprits de renards, animal magique par excellence dans le folklore chinois, mais aussi des fantômes, et le réalisateur prend un malin plaisir à brouiller la limite entre naturel et surnaturel. Les esprits que voit Erhao ne sont pas quelque chose d’effrayant ou d’étrange, ils nous ressemblent, on en rencontre sur son chemin comme on rencontrerait n’importe qui, et Erhao ne semble guère alarmée de discuter avec le fantôme d’une jeune suicidée. S’agit-il d’hallucinations ou bien d’une réalité inaccessible au commun des mortels ? Impossible de le dire.

Le film a plusieurs versions assez différentes, cette scène est restée dans la bande-annonce mais pas dans le montage qui est actuellement diffusé

De ce point de vue, The Widowed Witch hérite d’une tradition littéraire dont le principal représentant est Pu Songling, qui décrit un monde où le surnaturel n’est pas vécu comme une anomalie, une situation “anormale”. Intégré au monde des hommes et à leur système de valeurs, l’au-delà et ses esprits en est le reflet et interagit avec lui d’une multitude de façons. À cette littérature fantastique correspond une expérience commune, populaire du surnaturel, où les dieux vivent dans les rochers ou les souches et communiquent avec les hommes par le truchement des rêves.

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