Cinéphile et sinophone, président d’Allers-Retours, j’écris aussi des critiques de film à l’occasion.
A l’occasion de sa sortie en salle, Ciao Ciao polarise le public entre louanges dithyrambiques pour un film social qui brosserait un portrait noir et “hyper-réaliste” de la Chine rongée par l’avidité, et rejet tout aussi entier de ce drame nihiliste sans musique, sans personne, sans rien, dont la réalisation serait à l’aune de ses personnages : frontale, crue, s’épuisant rageusement sans sa propre impuissance à exprimer ce qu’elle voudrait nous dire.
Comme souvent, les deux extrêmes ont leur part de vérité, mais il nous semble qu’ils se rejoignent tous les deux dans un malentendu sur le projet de Song Chuan.
Les critiques positives et négatives se rejoignent implicitement dans le postulat que le film vise à produire une analyse, une critique sociale structurée du monde rural chinois. Ce constat sur la perte de repères de la société chinoise est un sujet ressassé et usé par un nombre incalculable d’auteurs chinois depuis maintenant deux décennies. Ce qui fait l’originalité du traitement de ce sujet a priori éculé découle de la personne-même du cinéaste, et de son manque de distance total avec son sujet.
Song Chuan filme sa province natale, le Yunnan, terre méridionale offrant au touriste des paysages majestueux (que le film exploite à l’envi), mais aussi enclavée, rurale, et l’une des plus pauvres de Chine. En dépit de sa relative et inattendue célébrité suite à son premier film, Huan Huan, Song Chuan reste profondément enraciné dans sa terre natale. Ce n’est donc pas avec le regard surplombant et vaguement condescendant de l’artiste urbain et cosmopolite qu’il filme cette histoire, mais plutôt en nous offrant de la voir de l’intérieur. Sa caméra nous place sur le même plan que ses personnages : rongés par la frustration et le désir de s’évader de ce quotidien sans issue, mais incapables de le faire, et même simplement d’en prendre clairement conscience.
Nous disons que la société qu’il montre est « corrompue » et « vénale », mais c’est nous qui parlons ainsi, pas Song Chuan. Lui ne la juge pas, pas plus qu’il ne juge ses personnages. Le sujet du film aurait pu donner lieu à un réquisitoire au choix contre la situation de la femme en Chine, ou contre les ravages de l’économie de marché sur une civilisation paysanne millénaire. Song Chuan a choisi de ne pas céder à ces messages faciles et usés jusqu’à la corde pour rester dans l’amoralité la plus complète, ou plus probablement cette orientation lui est-elle tellement naturelle qu’il n’a même pas envisagé de faire autrement. Bien lui en a pris.
Ciao Ciao n’est en rien autobiographique, mais exprime manifestement la façon dont son auteur se voit lui-même dans cette société, peut-être sans en être lui-même pleinement conscient.
A cet égard, il nous semble révélateur que le centre de gravité du film tourne finalement davantage autour de LI Wei, l’homme que Ciao Ciao épouse. Cette dernière devrait être le personnage principal et le moteur du drame, mais s’avère trop monolithique à la fois dans l’écriture et l’interprétation pour réellement porter l’histoire. Les autres personnages manque globalement d’épaisseur, à l’exception notable de la mère de Ciao Ciao qui entre culpabilité et résignation parvient à apporter quelque chose au film.
A l’opposé, LI Wei est le seul personnage à avoir une intériorité, l’enjeu du drame qui se noue étant précisément son impuissance à exprimer sa sensibilité et ses émotions autrement que par la violence. De tous les personnages du film, il est le seul à se révolter et à ne pas accepter de jouer le jeu, même si cette révolte reste largement inconsciente et surtout impuissante à trouver d’autre exutoire que la délinquance.
Bien qu’il nous apprenne qu’il a vécu lui aussi à la ville, dans le Zhejiang, la différence avec Ciao Ciao n’est que trop évidente : là où cette dernière s’est parfaitement intégrée à la vie urbaine, lui reste obstinément enraciné dans sa campagne, avec tout ce que cela implique d’existence étriquée. Incapable d’envisager d’autres comportements ou valeurs que celles qu’il voit autour de lui, il est condamné à ce déchirement permanent entre ce qu’il est et ce qu’il aspire confusément à être.
Sa décision de se marier peut être vue comme une tentative désespérée de redonner un peu de sens et d’humanité à son existence, mais elle tourne court face à la réalité sociale : quand les promesses de confort matériel et de grande ville s’évanouissent, que pèse encore l’amour ?
En forçant un peu le trait, le film est bien plutôt le récit de la révolte de LI Wei contre sa condition que celui de Ciao Ciao, son échec engendrant l’explosion de violence finale (qui reste élégamment confinée dans une forme de non-dit, en accord avec la névrose ambiante).
Un dernier mot pour évoquer la bande originale du film : musique électronique à tendance bruitiste, elle est redoutablement efficace pour accompagner les moments forts du film, et sait faire la place au silence quand nécessaire. Réussite indéniable donc.
J’ai produit Ciao Ciao et de ce fait longuement côtoyé Song Chuan. Je suis impressionné par la pertinence et la puissance de votre analyse. Bravo !